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Un trou noir en






C'est un mec qui fait une formation web design. Et ce mec c'est moi. Enfin c'est pas vraiment une formation web design parce qu’au début on n’a pas le web. Mais ce mec c'est moi. Je suis à l'AFPA. Je suis à l'AFPA à Avignon. Je suis à l'AFPA. L'Institut de Formation Publique pour les Adultes. C'est étrange de retourner à l'école à quarante ans. Mais j'y vais. Je vais à l'école. Je suis à l'école. Je suis à l'AFPA. Je suis à l'AFPA à Avignon. Au début, comme je le disais, il faut compter sans le web. Pour une formation au web design c'est pas pratique. Il y a régulièrement des coupures. Ils font des travaux sur le réseau interne dans le but, dans le futur, de pouvoir proposer aux stagiaires de suivre les formations à distance. Les stagiaires du présent, eux, sont bien là. Ça c'est sûr, ah ça c'est sûr, ils sont là, ils sont là avec moi. Ils sont là, dans les bâtiments. Dans l'institut de formation. On leur a mis la pression. Les stagiaires sont noués entre eux par le sentiment d'avoir été élus, choisis, puis oubliés ; l'expédition peut commencer. Il s'agit d'une formation à plein temps, sur 8 mois, une formation intense et coûteuse, leur a-t-on expliqué ; beaucoup en rêvent ; peu ont la chance d'y goûter. Les places se font chères vous comprenez etc. Les bâtiments de l'AFPA datent des années soixante. Ils sont pourris. Quant aux cours, eh bien il n'y en a pas. Il faut suivre des tutos en ligne. Du coup, lors des coupures réseau, ça pose problème. Ah oui, ça pose problème. Ah oui, ça c'est sûr. Ah oui ça c'est sûr, ça c'est sûr, là, ça c'est sûr, à 100% sûr, à 200% même, ça c'est sûr, sûr de chez sûr, oui, carrément sûr : ça pose problème. Le web design se réduit alors au design. C'est comme un atelier de poterie sans pot. Pas de pot, c'est le cas de le dire.

C'est un mec qui fait une formation à la poterie sans pot. Et ce mec c'est moi. Le directeur du centre apparait un matin dans la salle. Je suis le manager de formation, il dit. Je suis pas le directeur, attention, je suis le manager. Je suis le manager de formation. Soyez les bienvenus. Il est adossé à la porte. Silence. Puis il reprend. Vous n'êtes pas là pour faire des études, attention, vous êtes des adultes en formation. Il s'arrête à nouveau, genre Alzheimer, marque des pauses complètement surnaturelles comme un opposum qui fume des gros joints. Il semble avoir perdu les clefs de sa parole. Vous êtes là pour acquérir des compétences, il reprend, attention, et trouver un job à l'issue de la formation. Les études c'est fini, hein ? Faut arrêter ça tout de suite, il dit. De nouveau, il se tait. Silence. Sa tête parcourt l'espace comme le ferait un ventilateur. Est-ce que ce mec est un cyborg ? Allez savoir. Puis il dit : Bon, allez, à plus. Et il disparait.

C'est un mec qui fait une formation à la Suite Adobe et ce mec c'est moi. Illustrator est une merveille. Les images vectorielles, à la différence des images matricielles, n'ont plus de limites. Une banane, dessinée sur Illustrator, peut, sans se déformer, être étirée à l'infini. On peut faire le projet d'une banane aussi grande que l'Univers. Je m'éclate. Et tout ça sur des logiciels crackés. Oui, tous les logiciels sont crackés ici à l'AFPA. Toute la Suite Adobe est crackée. Notre formateur nous a envoyé le crack par mail. Il s'agit d'un simple fichier à copier/coller dans le dossier système pour débloquer la version d'évaluation. L'adobe et le crack. Comme le Fils et le Saint-esprit. Les habitants de Çatal Höyük, en Turquie, construisaient leurs maisons en adobe, c’est-à-dire en briques de terre crue mêlée de paille et séchées au soleil. Le centre de formation est une sorte de Turquie parallèle. Oui, c'est ça.

C'est un mec qui mange à la cantine et ce mec c'est moi. La cantine propose un choix d'hors-d'oeuvres, de plats chauds, de fromages et de desserts qui rappellent ce qu'on trouve dans les avions, ou dans les navettes spatiales. Mais ça va beaucoup plus loin. C'est vraiment relativiste ici. On nage en pleine physique quantique. Chaque article a plusieurs prix différents. Tout est calculé en fonction des différents organismes de financement qui prennent en charge le coût de la formation. Du coup, le surimi ne coûte pas le même prix suivant que l'on est chômeur ou salarié, en congé formation ou en validation d'acquis. Selon le financement, ce n'est pas le même surimi. Du coup, personne ne s'est combien coûte le surimi. Personne ne sait combien coûte le repas. Personne ne sait rien. C'est totalement quantique, ça donne le tournis, du coup il y en a dont je fais partie, qui vomissent avant même de manger. C'est totalement génial. On n'a jamais vu ça. Nous serions au bord d'un trou noir, ça serait pareil. Oui, cet endroit semble comme déformé par la gravité d'un astre sombre et gigantesque, mais où ? Où se cache-t-il au juste ce trou noir ? Dans les bâtons de surimi ? Allez savoir.

C'est un mec qui va parfois s'acheter à manger au Casino. Et ce mec c'est moi. Heureusement qu'il y a un supermarché Casino. Le Casino se trouve à deux minutes à pied de l'AFPA. Au rayon snacks, on trouve des sandwiches et des salades. Pour échapper à la cantine et au trou noir, c'est parfait. Avec mes collègues web designers de l'impossible on guette les "DLC", les Dates Limites (de consommation) Courtes, signalées par des stickers jaune fluo sur les emballages. Les jours de chance, c'est Buddha Bowl pour tout le monde ! Buddha Bowl à moins de cinq euros. Jackpot ! Le Casino offre même des fourchettes en plastique. On peut aussi, de temps en temps, s'offrir un petit taboulé bio. Sinon, le reste du temps, ça se vend au prix de l'or. C'est inabordable. C'est inabordable. Même avec les allocations de formation du Pôle Emploi. Avec les allocations de formation du Pôle Emploi, il ne faut pas espérer bouffer du Buddha. Ah non, Avec les allocations de formation du Pôle Emploi, j'ai tout juste pu me payer un slip et des merguez. Du coup je suis pas très zen. Ah non pas vraiment.

C'est un mec qui mange sur un rond-point et ce mec c'est moi. Pour manger à midi, il y a une sorte de rond-point. C'est un square, où ça l'a été. Les bancs sont répartis autour d'un cercle de béton pavé, personne ne peut se parler. C'est une sorte de zone 51 ou Pastis 51 et nous sommes des aliens de seconde main. Cette zone a été baptisée Square Olivier Py. Sans doute après que celui-ci soit devenu directeur du Festival d'Avignon. On trouve, dans un coin, cette inscription gravée dans la pierre : "Il faut se souvenir de l'avenir", signé : Olivier Py. Ah oui, d'accord, OK. A une époque, sans doute lointaine, mais tout est relatif, il y a dû y avoir un avenir. Mais maintenant, ce dont les stagiaires se souviennent c'est surtout : du souvenir. Ils se souviennent avoir intégré une formation ; ils se souviennent avoir rencontré un manager-Alzheimer ; ils se souviennent des silences entre ses phrases ; et du prix de la formation : 12000€. Vous n'êtes pas censés le savoir, a dit le manager en retrouvant la mémoire au détour d'un couloir mais cette formation coûte 12000€ au Pôle Emploi, avec un financement de l'Union Européenne. Alors au boulot ! Allez, à plus.

C'est un mec qui mange sur un rond-point et ce mec c'est moi. Enfin, ce n'est pas vraiment un rond-point : c'est le Square Olivier Py. Le rituel consiste à venir au Casino chercher à manger, puis à se répartir en petits groupes autour du Square Olivier Py, à se répartir sur les bancs, parmi les souvenirs, entre le Buddha et le taboulé, parmi les odeurs de nourriture et d'aisselles. Certains stagiaires cuisinent. Certains mangent bio. Mais peu. Parfois, l'alimentation bio et les régimes de type vegan deviennent un sujet de discussion. Certains alors défendent les vegan, d'autres les traitent de bouffons. Quelqu'un, un midi, déclare soudain : "Si on arrête de manger les vaches, elles vont disparaître." Intéressant, fascinant même. Oui, fascinant. Le pire c'est que le mec n'a peut-être pas tort. Mais tous les stagiaires ne partage pas son avis. L'alcool pourrait mettre tout le monde d'accord. Le problème c'est qu'il est interdit de boire de l'alcool sur le rond-point, enfin dans le Square Olivier Py. Mais j'ai décidé d'enfreindre le réglement ; dans un coin du square, à midi trente, j'ouvre une 1664. La bière dilue le vide. La formation entre dans sa deuxième moitié. La bière aussi. En retournant vers le bâtiment dédié au web design, nous croisons notre formateur. Il ne nous a plus donné de cours depuis... depuis quand ? Personne ne s'en souvient. Peut-être n'a-t-il jamais donné cours de sa vie.

C'est un mec qui invente le langage HTML et ce mec ce n'est pas moi. C'est Tim Bernners-Lee. Tim Berners-Lee invente le langage HTML. Tim Berners-Lee est un ingénieur et un informaticien. Il a étudié la Physique à Oxford. Dans les années quatre-vingt, il a travaillé au CERN, le laboratoire européen de physique des particules basé en Suisse. Ce centre de recherche est connu pour son accélérateur de particules de vingt-sept kilomètres de circonférence : le LHC. Alors qu'il travaille au CERN, Tim Berners-Lee a l'idée de créer un protocole d'échange d'informations à distance. C'est la naissance du World Wide Web et du langage HTML. Le but étant donc au départ de donner la possibilité aux chercheurs de mettre en forme leur document avant de se les échanger. Les premiers éléments du langage HTML comprennent le titre du document, les hyperliens, la structuration du texte en titres, sous-titres, listes ou texte brut, et un mécanisme rudimentaire de recherche par index. Au départ, le code HTML est un moyen d'écrire et de mettre en forme des données. Pour permettre aux physiciens de faire circuler leur documents, leur recherche. Autant de document HTML qui sont censés percer les secrets de la matière. Autant de documents qui tentent de transcrire : le poème de la nature. De nos jours, on l'utilise pour vendre des chaussures, des pizzas. Notre formateur revient très rapidement sur les origines du web. Dans un diaporama bâclé, plein de fautes d'orthographe. Une longue suite de dates sans intérêt. Il conclut, en rigolant : "C'est donc grâce au nucléaire qu'on a le web." Les stagiaires le croient. Ils s'imaginent que Tim Berners-Lee travaillait dans une centrale comme Homer dans les Simpsons.

C'est des mecs qui ont beaucoup développé le langage HTML. Et ces mecs je ne sais pas c'est qui. En tout cas, ce n'est pas moi. Non, ce n'est pas moi. Le langage HTML s'est beaucoup développé depuis son invention. On parle aujourd'hui de HTML5 balise ouvrante div section grid display flex. Le grid, le flex, de vraies révolutions. Du coup, on se fait du flex. On travaille en solo sur notre site perso c'est-à-dire sur notre portfolio, c'est-à- dire notre CV en ligne, c'est-à-dire rien du tout. Il faut que le site soit lisible sur tous les supports. "Responsive", comme on dit. "Responsive". Il faut un code responsive, adaptable, flexible. Et surtout boire beaucoup de bières. Après le repas du midi sur le rond-point, enfin sur le Square Olivier Py, je peux me trouver dans deux états apparemment contradictoires : légèrement requinqué, je reviens à mon poste, prêt à en démordre, prêt à "bouffer du tuto mon gars". Ou bien alors, j'en ai marre, je n'ai plus envie de m'enfoncer ce gros suppositoire dans le derrière, j'ai envie de "rien foutre", je suis à bout, au bout du rouleau, bored comme on dit en Anglais, bored to death, bored to tears. Tout comme le formateur qui finit par se mettre en arrêt maladie. Mais on ne peut pas lui en vouloir, tout l'AFPA semble en arrêt maladie. L'Association nationale interprofessionnelle pour la formation rationnelle de la main-d’œuvre (ANIFRMO), créee en 1949 et devenue en 1966, l’Agence nationale pour la Formation Professionnelle des Adultes, auparavant association et depuis 2009 EPIC, établissement public à caractère industriel et commercial, ressemble à une sorte de porte des étoiles branchée sur un hachoir à viande. Les extraterrestres sont-ils aux commande ? Vais-je finir dans l'intestin d'un martien ? Cet ennui mortel est en tout cas contagieux, il se répand à l'AFPA comme le nuage de Tchernobyl sur toute l'Europe. Je suis né à l'époque de Tchernobyl. Je suis né à l'époque de Tchernobyl et en quelque sorte j'y retourne. Je me branche sur Youtube et me met à écouter le groupe Murder City Devils. J'ai toujours écouté beaucoup de variété française. Et aussi beaucoup de musique expérimentale. Beaucoup de musique contemporaine. Mais aussi et surtout beaucoup de musique grunge et post-grunge. Oui, aussi et surtout de la musique grunge. De la musique sauvage. De la musique faite par des enfants sauvages. Nirvana, bien sûr. Mais aussi ceux qui l'ont précédé, notamment Beat Happening, et tous ceux qui ont suivi. Modest Mouse. Animal Collective. Feral Children. Et donc, Murder City Devils.

La cruauté règne-t-elle ?
Je ne sais pas
Mais elle se répand c'est sûre
Elle abonde, elle abonde, elle abonde, elle abonde

Est-ce que le chanteur veut détruire sa chanson ?
Je ne sais pas, mais ça sonne comme ça parfois c'est sûr
Je suis attiré par
Toujours plus de petits méfaits
On peut décrire ça comme ça
C'est la direction que je suis

Mes aspirations ne sont pas trop politiques
Mes aspirations ne sont pas trop politiques
Mes aspirations ne sont pas exclusivement politiques

(Murder City Devils, Cruelty Rules)

C'est Spencer qui est moody et c'est normal : c'est Spencer Moody, le chanteur du groupe Murder City Devils. C'est Spencer Moody et c'est comme un capitaine pour moi. Le capitaine d'une expédition au sein d'un trou noir en formation. Ou du trou noir de la formation. S'autoformer dans une formation à 12000€ c'est comme pisser dans sa baignoire. Si mes aspirations étaient exclusivement politiques, je pourrais parler d'une forme d'escroquerie nationale. Mais, guidé par Spencer Moody aux pays des limbes, je préfère envisager une malédiction totale qui concerne ma civilisation dans sa globalité. Spencer Moody n'est pas sorti de nulle part. J'ai entendu parler pour la première fois de son groupe Murder City Devils à Seattle où j'ai vécu pendant deux ans. A l'époque, il avait une boutique, appelée Anne Bonny, du nom d'une des rares femmes pirates dont la vie a été documentée. Spencer Moody revendait des meubles, des photos, des objets, ayant appartenus à des morts. A Seattle, j'ai partagé l'appartement de Jim et Jeff, deux enfants sauvages originaires des bois de Mapple Valley, une périphérie white trash à quarante minutes de la Cité d'Émeraude. Jim et Jeff avaient leur propre groupe de musique : les Feral Children. Lesquels Feral Children ont eu l'occasion de jouer deux dates avec Murder City Devils à Philadelphie et New York en 2010. Mais à cette époque, j'étais déjà rentré en France. Nicolas Sarkozy était le nom du Président de l'époque. La formation professionnelle était déjà un enjeu majeure ; la théorie du ruissellement, eh bien elle ruisselait déjà. A l'exception de deux titres : Rum to Whiskey et Press Gang, je n'avais jamais écouté Murder City Devils quand j'habitais Seattle. Habiter Seattle avec un groupe post-grunge et finir à l'AFPA à Avignon à composer des partitions graphiques sur Illustrator, quand on y pense, ça n'a strictement aucun sens. Mais, Seattle, qu'en reste-t-il aujourd'hui ? La ville a été entièrement gentrifié, le quartier où j'habitais envahi par une nouvelle génération de start-uppers et de hipsters et les loyers atteignent des montants faramineux ; pour un 14 mètres carré il faut compter 1000€. Tous mes anciens amis se sont exilés. Les enfants sauvages ont regagné la forêt.

C'est un mec qui écoute Murder City Devils. Et ce mec c'est moi. Jamais je n'avais écouté Murder City Devils avec autant de dévotion. Le web design m'a ramené vers Murder City Devils, vers les Démons de la Ville Meurtrière. Le miracle de la formation professionnelle a été d'ouvrir une brèche, un tunnel, un trou du cul duquel est sortie la voix de Spencer Moody.

Je pleure en priant
Tout le monde sait
Comment ça s'appelle
Et si je plongeais dans la vapeur ?
Je suis je dis
Je suis je pleure
Sain et sauf
Dans mon déguisement pâle
Moi aussi j'ai des rêves
Ils surgissent parfois
Je n'ai qu'une chose à dire
Mon seul appel
Alors gravez-le dans la roche
Et faite-le savoir
Ici se trouve le trou du cul
Qui a rêvé de chier de l'or
Ici se trouve le trou du cul
Qui a rêvé de chier de l'or
Ici se trouve le trou du cul
Qui a rêvé de chier de l'or
C'est tout ce que j'ai à dire
C'est mon seul espoir
C'est ma seule vérité
C'est la seule vérité qui vaut la peine d'être dite

(Murder City Devils, Pale Disguise)

C'est Spencer qui est moody et c'est normal : c'est Spencer Moody, le chanteur du groupe Murder City Devils. Il a fallu qu'il pousse la chansonnette de l'autre côté de la planète pour que soit révélée la vérité de cette formation : ici, à l'AFPA, se trouvent les trous du cul qui ont rêvé de chier de l'or.

C'est Spencer qui est moody et c'est normal : c'est Spencer Moody, le chanteur du groupe Murder City Devils. Et il vient de découvrir ce qu'il est : un trou du cul qui a rêvé de chier de l'or. Un trou du cul qui a rêvé de chier un parfait, une merde parfaite et jaune comme de l'or.

C'est ce que j'ai découvert aussi. C'est ma grande découverte. C'est la grande découverte que j'ai faite. C'est un mec qui fait une grande découverte et ce mec c'est moi. A Avignon. A l'AFPA. C'est ma grande découverte. C'est la grande découverte que je fais. Je n'ai qu'une chose à dire. Mon seul appel. Alors gravez-le dans la roche. Et faite-le savoir. Ici se trouve le trou du cul. Voilà ce que je suis. Je suis un trou du cul. Je suis un trou du cul. Qui a rêvé. De chier. De l'or.

C'est un mec qui fait une formation au webdesign mais en fait c'est une formation à la désillusion. J'ai du mal à garder mon sang froid. C'est ça le problème. J'essaie de voir les choses en face. Et je les vois. Ils sont là ; les stagiaires. Ils sont là. Alors là oui ils sont là. Pas de doute ils sont là. Devant moi devant mes yeux. Je vois les stagiaires. Je suis l'un d'eux. C'est ça le problème. Je suis l'un d'eux. Je nous vois. Je suis là avec eux. Nous avons un point commun avec Alan Turing, l'inventeur du premier ordinateur, condamné pour son homosexualité par la justice britannique, et castré chimiquement. La formation professionnelle était une castration. Est devenu une castration à mesure que le néolibéralisme a étendu son empire et son emprise. Le ventilateur tourne dans la pièce. Nous avons déménagé au premier étage pour trouver de l'air frais. Mais il n'y en a pas. Il y a des fenêtres côté nord et sud à l'étage. Mais il n'y a pas d'air. Il n'y a pas d'air. C'est la canicule. C'est la canicule. Il faisait trente degrés à l'AFPA. Il fait trente degrés à l'intérieur. Il fait quarante degrés dehors. Le ventilateur tourne au centre de la pièce. Au milieu des ordinateurs. L'hélice tourne. J'écris dans une page HTML dans le logiciel Brackets, qui signifait "crochets", j'écris : Paradoxe de Fermi. C'est un mec qui essaie de résoudre le paradoxe de Fermi et ce mec c'est moi. Le paradoxe de Fermi est le suivant : Pourquoi, dans cet Univers infini qui pourrait abriter une grande quantités de civilisations de l'Espace, dont certaines sans doute plus avancées que la nôtre (étant donné que nous sommes apparus très récemment dans l'histoire de l'Univers), pourquoi personne n'est jamais venu nous rendre visite ? Bonne question. Vraiment bonne question. Alors là oui, vraiment, bonne question. Qui donne du fil à retordre aux scientifiques depuis que Monsieur Fermi l'a posée. Monsieur Fermi qui résumait tout ça par l'exclamation suivante : Mais où sont-ils donc tous passé ! Pour résoudre le paradoxe de Fermi, on évoque parfois une hypothèse. Il est possible qu'aucune civilisation technique ne dépasse jamais le stade du nucléaire. C'est-à-dire que toute civilisation technique de l'Espace qui parvient à fabriquer de l'énergie nucléaire, n'en maîtrise pas l'usage. En bref, que tout le monde finisse à chaque fois par se faire exploser. Par s'autodétruire. Par s'autodétruire avant d'avoir pu communiquer avec une autre civilisation. Avant que les messages d'une autre civilisation aient pu lui parvenir. Ou avant que ses messages à elle aient pu parvenir à quelqu'un d'autre quelque part. A nous. Par exemple. C'est La théorie des mondes kamikazes. Je l'inscris sur ma page HTML. Les autres stagiaires pensent que je suis en train de coder. Je suis entrain de décoder. Je suis en train de décoder l'Univers. La théorie des mondes kamikazes, c'est très spectaculaire. Il y a peut-être du vrai là-dedans. Peut-être que le nucléaire fait office de seuil. Mais peut-être que la destruction finale, elle, n'a rien à voir avec ça. Et si c'était bien plus pathétique que ça ? Et si tout se terminait de manière bien plus pathétique que ça ? Et si le destin de tous partout dans tout l'univers était définitivement bien plus pathétique, anti-spectaculaire, pitoyable ? Et si cette hypothèse était elle-même trop nucléaire, trop américaine, trop "film d'action" ? Et si au contraire, tout se terminait dans l'isolement et la bêtise ? Et si les espèces capable de communiquer payaient en réalité le prix de la communication ? Communiquer, cela voulait dire aujourd'hui vendre des chaussures, vendre des pizzas. En réalité, c'était une guerre. Cette guerre changeait les hommes. Les protocoles d'échange de données, étaient des protocoles d'échange d'hommes, d'humanité. Il n'y avait plus vraiment d'humanité ; dès lors il n'y avait plus vraiment de meurtrier.

C'est un mec qui se procure une arme. Et ce mec c'est moi. Me procurer une arme n'est pas compliqué. Je n'ai même pas besoin d'aller dans les quartiers. Je l'achète à un policier. Je l'achète à un policier. Un policier municipal qui vient tous les soirs dans le même kebab, à côté de chez moi. Le mec du kebab lui fait la révérence. On voit leur petit manège à trois kilomètres. Le policier est un gros dealer. J'ai parlé cinq minutes avec des clients. Ils m'ont dit : il vend de tout. Il revend tout ce qu'il nous prend. Si tu veux, tu attends, on lui rachète et on te le revend, ils me proposent, avant d'éclater de rire. Je commande une galette kebab et un flingue. Fais pas le con, me conseille le flic avant d'éclater de rire lui-même. C'est pour un hold up ou pour un suicide ?

C'est un mec qui a un don. Et ce mec c'est moi. J'ai un don depuis toujours. J'ai un don. C'est comme un super-pouvoir. C'est un truc assez dément. Et handicapant. Je vois se dérouler devant mes yeux le long phylum des causes et des conséquences. Cela prend la forme d'un long tunnel perlé de pixels muticolores qui se referme toujours avant que j'en atteigne la sortie. ça veut bien dire ce que ça veut dire. Au bout : il n'y a rien. Que le bout. Ce n'est pas funky comme don. J'ai eu l'intuition très tôt d'une Loi universelle de la Disparition. Ou Loi de la Disparition universelle. Dans cet univers-là, dans le nôtre, pas moyen de s'en sortir. Nous sommes au bout, à bout, perpétuellement. A mesure que nous essayons de nous en sortir, nous nous condamnons au pire. Sans sentir les premiers effets de nos erreurs. C'est après - juste après - toujours trop tard pour faire demi-tour - que nous sentons notre chair se mettre à fondre.

C'est un mec qui se prend un Buddha Bowl. Et ce mec c'est moi. Au Super U, je prends un Buddha Bowl. Et une bière sans alcool. Je n'ai jamais bu de bière sans alcool. Nous revenons à l'AFPA, dans la cour. Nous nous posons sur un mur, dans l'ombre, avec les collègues. Je regarde autour de nous. Le bruit des cigales perpétue celui des ventilateurs. Quoi qu'il arrive, une oscillation, mécanique ou animale, mais quelle est la différence, me poursuit. C'est la dernière phase, il faut briser le temps. Définitivement. Le réseau tourne à vide, sans réalité. La fin de toute civilisation technique dans cet univers serait pathétique et lente. Une sorte d'algorythme nu, flétri, mélange de chair et de maths, comme un pâté d'organes, comme dans un film de Cronenberg ou comme La Chose de Carpenter. Ce que nous appellons Dieu, c'est ça. C'est nous. Teilhard de Chardin a imaginé un "Christ-Oméga". Certains ont ridiculisé cette théorie, Houellebecq en particulier, qui décrit Chardin comme un pédago-scout à trois francs, puéril. C'est puéril, oui, cette histoire de Christ cosmique, fruit de l'union de tous les esprits, de toutes les intelligences. Mais il y a de l'idée quand même. Il faut juste remplacer les esprits par des scrotums, des chattes, des bites, des bides, de la chair flasque, et des rots. Vous obtenez alors l'Oméga de ce monde. On a le Christ qu'on mérite. Enfin, même pas. On ne mérite rien du tout. C'est tout simplement mathématique. Oui, c'est mathématique. C'est une simple loi qui mélange les particules, en fait une pâte. C'est une pizza universelle pétrie par une loi universelle. Ça n'a au fond rien à voir avec nous. Mais c'est quand même le truc le plus immonde qui soit. Je sors mon flingue et je tire. Je me mets à tirer. C'est un mec qui se met à tirer, dans la cour de l'AFPA. Et ce mec c'est moi. Boum. Boum. Boum. Boum. Boum. Boum. Boum. Je tire sur les stagiaires. Un par un. Ça résonne dans l'AFPA, et autour. Mais, bon, sans plus. Je vide mon chargeur puis je rouvre les yeux.

C'est un mec qui rouvre les yeux. Et ce mec c'est moi. Et il n'a tué personne. Je n'ai tué personne. Dans ma main, nul arme. J'ai laissé le flingue chez moi. J'ai laissé le flingue chez moi à côté de mon sabre en bois. La prochaine fois que je débouche les wcs c'est avec mon flingue. Mais là je n'ai rien. Je n'ai rien débouché. Dans ma main, une simple fourchette. La fourchette en plastique. La fourchette en plastique gracieusement offerte par le Super U. Je regarde longuement la fourchette comme si elle allait se mettre à parler. Je regarde mes collègues. Il m'ont complètement oublié. Pas là, sur le mur. Depuis le commencement. Ils ne font pas attention à moi. Pour eux, je n'existe pas. Je suis d'une autre espèce. Dans une autre dimension. Je suis invisible à leurs yeux. Je ne parle pas leur langue. Je suis de l'autre côté du monde. J'exerce une pression sur le mur pour me projeter en avant. Mes pieds retombent sur le sol, sur la pelouse. J'oublie l'emballage plastique de mon Buddha Bowl sur le muret. Je pars avec la fourchette entre le pouce et l'index, tendue comme une baguette de sourcier. Je cherche quoi ? De l'eau ? ça m'étonnerait ? Une formation, un formateur ? ça m'étonnerait aussi ? Le Christ-Oméga ? Je me mets à rire tout seul. Je me mets à me marrer. Je me marre. Je me marre bien là à l'AFPA. Un apprenti peintre en bâtiment me regarde du coin de l'oeil. Il ne fait aucun doute que pour lui je suis le stéréotype de la tapette, de l'intello à trois francs. A ses yeux je suis tout ça : Bouddha-Sourcier-Christ- Oméga. Si je le croisais à minuit dans les quartiers, il m'enfoncerait ma fourchette dans le cul, et peut-être autre chose. Je tourne au coin du bâtiment. Je n'ai jamais été si loin dans l'AFPA. Je suis le premier homme de l'Histoire à explorer dans le détail un trou noir. C'est un formateur disparu qui réapparait soudain. Et ce formateur c'est le mien. Il réapparait pour faire cette remarque : "De toute façon, vous savez, le métier auquel on vous forme ici est condamné d'avance. A Paris, ils sont déjà passés à autre chose, ils utilisent déjà d'autres logiciels, d'autres langages de programmation. Cela prend des années pour arriver jusqu'ici. De toute façon, ce sont des techniques que vous n'aurez jamais à utiliser. Vous, le métier auquel on vous forme, c'est : web designer de province." Web designer de province. Il aurait aussi très bien pu dire : trou du cul qui a rêvé de chier de l'or, oui il aurait aussi très bien pu dire : trou du cul de province qui a rêvé de chier de l'or en province. Ma tête me fait mal. Mon ventre me fait mal. Mon coeur me fait mal. Je me suis rapproché de moi-même dans ce centre de formation. De mon absence de forme. Cette formation constitue en réalité une occasion unique, une occasion rêvée, de plonger au coeur du cauchemar, au coeur du trou noir. Un trou noir qui semble lui-même en formation, éternellement. Pénètre-le comme l'anus de dieu, me souffle la voix de Kurt Cobain. A moins que ce soit celle de Spencer Moody. Non à cette époque je n'écoute pas Murder City Devils. A cette époque j'écoute Nirvana. A l'époque, c'est le Nirvana, tu comprends, p'tite merguez. A l'époque c'est le Nirvana, tu comprends. A l'époque c'est le Nirvana. Un exercice Photoshop consiste à améliorer la photo d'un clochard qui dort par terre. A vrai dire, il pourrait aussi bien s'agir d'un migrant. Il a la peau brune, légèrement violacée. En jouant sur le contraste et le niveau de courbe, on lui donne des airs de touriste apaisé. Perdu, épuisé mais content. En fait, si l'on y regarde de plus près, cet exercice se présente comme une prémonition : le stagiaire, en s'initiant lui-même à Photoshop, a pour mission de maquiller son identité, d'appliquer des effets spéciaux sur son CV mais aussi sur les réseaux sociaux et notamment les réseaux pro, pour se donner des allures d'expert du web, jeune, geek, dynamique, abonné Netflix, fan de séries, super à fond dans les start-ups et tout ça tout ça. Et c'est à peu près à ce moment-là, oui c'est à peu près à ce moment-là, entre deux chansons de Nirvana, face à la peau violette du migrant sans domicile qu'il faut maquiller à coups de brosses stylées sur une version crackée de Photoshop, oui c'est à ce moment-là que je me mets à écrire des blagues. Oui, c'est ça. Je me mets à écrire des chansons et à les cacher dans mes pages HTML.



DES CERCUEILS EN LEGO

Parfois tu n'as envie de rien
Tu restes
Dans ton lit
Et tu lis

Parfois tu as envie qu'on fasse la queue
Pour te caresser la queue

Parfois tu deviens fou
Tu te lèves tout de go
Des cercueils en Lego
Devant toi et c'est tout

Parfois tu as envie de violence pure
(parfois pas)

Parfois tu n'as envie de rien
Et tu lis
Dans ton lit

Parfois tu as envie de caresses
(parfois pas)

Parfois tu deviens fou
Tu te lèves tout de go
Des cercueils en Lego
Devant toi et c'est tout



C'est un mec qui ne deviendra jamais web designer, ni de Paris ni de Province, ni de nulle part. Mais il a renoué avec la chanson. Il a renoué avec la chanson et il s'est acheté un gun ; comme dirait l'autre, c'est déjà ça. Et ce mec c'est moi.